Silence et pouvoir – pourquoi les victimes d’abus sexuels se taisent

« La plus grande révélation est le silence », Lao Tseu.

Difficile d’ignorer les récentes affaires surmédiatisées concernant les abus sexuels subis par les femmes dans différents milieux. Que ce soit dans le cadre de l’affaire Weinstein, du scandale Oxfam, ou des abus commis par le médecin sportif Larry Nassar, un point commun s’impose : les victimes se trouvaient prise dans l’étau d’un rapport de domination entre elles et leur abuseur.

Ce constat peut en partie expliquer la surprise – voire le scepticisme – exprimé par certains lorsque les révélations se suivaient et semblaient s’enchainer avec une rapidité et un naturel déroutant. Pourtant, s’il est bien connu que la parole libère, il est probablement vrai, pour les victimes d’abus, que c’est également la parole des autres qui délivre. Alors, comment expliquer ce lien entre pouvoir, autorité et silence ?

Les rapports de pouvoir tissent la société humaine. Bien qu’inhérents à nos sociétés, ils s’avèrent parfois disproportionnés et affectent certaines relations largement plus que de raison. Les « jeux de pouvoir » sont « conscients, délibérés, appris dès l’enfance. Il s’agit de forcer l’autre, d’obtenir de lui quelque chose qu’il ne donnerait pas même si on lui demandait »[1]. Et le pouvoir n’est pas toujours exprimé de façon grossière et visible. Ses manifestations, physiques comme psychologiques, peuvent être subtiles. Le corps peut alors être utilisé pour barrer le passage, toucher l’autre, envahir son espace, et la prise de pouvoir peut s’accompagner de plaisanteries, allusions, jeux de mots, mensonges par omission, etc.[2]  Nos structures familiales, de type patriarcal, renforcent cet « entrainement à la soumission ».

Si l’on s’intéresse aux affaires mentionnées ci-dessus, les personnes accusées ou ayant commis des abus présentent un point commun : ils sont des hommes qui, de par le contexte dans lequel ils apparaissent à leur victime, représentent une forme d’autorité et de pouvoir. Weinstein, par exemple, a bâti un empire dans la production cinématographique. Il est fortement respecté dans son domaine, bénéficie d’un prestige et d’une renommée lui conférant un pouvoir quasi-illimité sur son entourage et ses employé(e)s. Le personnel humanitaire d’organisations comme Oxfam secourt des populations qui, parce qu’elles ont besoin de l’aide apportée, sont immédiatement placées dans une situation de vulnérabilité et donc, dans un sens, dans une position de dominé – position renforcée par le « misérabilisme » fréquemment déployé par le secteur. Enfin, un homme comme Larry Nassar, via son rôle de médecin officiel de l’équipe féminine de gymnastique américaine, profite d’un profil en apparence « bienveillant » pour abuser d’adolescentes qui, dans un contexte de compétition acharnée, n’osent pas parler ou ne sont pas écoutées. Quelle que soit la nature du pouvoir déployé, il a permis aux auteurs d’agir d’une façon inacceptable, qui n’a pas été condamnée, en vertu de l’autorité qu’ils représentaient alors.

Les victimes, également, se ressemblent. Habituellement des femmes, elles sont souvent dans un contexte de vulnérabilité lié à leur situation économique ou leurs besoins. En milieu artistique, elles dépendent du bon vouloir de leur employeur, qui peut aussi bien les choisir que les rejeter. L’agresseur est alors dans une situation où il peut, et sait qu’il peut, abuser de son pouvoir[3]. D’ailleurs, l’analyse psychologique le comprend très bien : ce que recherche l’auteur de l’abus n’est pas seulement d’ordre sexuel. Le contrôle est un fondamental et l’agresseur se nourrit de cette relation à sens unique. Tous les prédateurs sexuels ne naviguent pourtant pas dans les hautes sphères d’Hollywood ou du milieu sportif. L’asymétrie de pouvoir crée le lien de domination nécessaire et la société est structurellement silencieuse et implicitement complice[4]. Le profil du prédateur sexuel est, en fait, un profil quotidien. D’ailleurs, le lien entre autorité et silence est également très présent dans les abus incestueux ou intrafamiliaux.

Catherine Garnier, psychanalyste, relate plusieurs entretiens à ce sujet[5]. Martine, maltraitée par sa mère, est abusée pour la première fois par son père à l’âge de 7 ans, puis régulièrement jusqu’à ses premières règles. Elle est persuadée d’avoir été la seule de la fratrie à subir ces abus et que sa mère les a sciemment ignorés. Pour autant, elle n’en veut pas à son père « ce dieu que j’adorais, qui me faisait rire », mais davantage à ses sœurs, dont elle a découvert plus tard qu’elles avaient vécu la même situation. Une femme victime d’un prêtre abonde dans le même sens en décrivant le lien qu’elle entretenait avec lui « J’étais une adolescente taiseuse, renfermée, qui ne regardait pas les garçons. Quand je lui ai parlé de mon désir de vie religieuse, il est devenu mon confident. J’ai fait confiance et je n’ai rien vu venir. […] Quand je ne passais pas chez lui le soir, il téléphonait à mes parents, leur donnait une raison pour que j’y aille, il était un grand ami de la famille »[6]. Catherine Garnier souligne « on peut haïr un violeur étranger, il est beaucoup plus difficile de haïr son père ou son frère ». Adrienne, quant à elle, se trouve « prise dans la nécessité d’accepter de répondre positivement à son abuseur [son père] » puisque « face à ce monstre si familier, l’enfant ne prend pas la fuite mais reste paralysé » [7]. « Comme il ne peut renoncer à la filiation et à l’amour tendre qu’elle implique sans renoncer à son statut d’enfant, il ne peut que résoudre le conflit au profit de son maintien. S’il ne veut pas renoncer à son identité, il ne peut faire autrement que d’accepter d’une manière ou d’une autre les actes incestueux, sur fond de clivage ». En général, comme l’expliquait Freud, l’identification à l’agresseur ne résulte pas que d’une inhibition liée à la peur, mais aussi de la nécessité ou de la volonté de maintenir la relation avec cette personne. « Le Moi victime fusionne avec la partie hostile. Il devient lui-même son propre agresseur. Le Moi écrasé par ces reproches et ces agressions développe un intense sentiment de culpabilité. Cependant, cette culpabilité est flottante, sans objet, irreprésentable. Le Moi n’a pas la possibilité de se révolter contre celui qu’il hait, puisque c’est lui-même »[8].

En réalité, le secret est un droit sacré parce qu’il constitue une protection contre la destruction, autorise une forme de possession personnelle, est en somme « une condition vitale pour le fonctionnement du Je »[9]. Dévoiler les faits peut être même plus traumatisant que les faits eux-mêmes. Surtout lorsque les faits sont révélés mais ignorés. Adrienne confie « « Et puis un jour, j’ai voulu en parler. Mais dans ma petite tête d’enfant je pensais que personne n’allait comprendre ce qui se passait. Et puis ça faisait si longtemps, qui allait bien pouvoir me croire ? J’aurais dû me taire, je le sais à présent, mais bon voilà… Un jour je ne sais pas ce qui m’a pris, j’ai poussé une porte où y’avait marqué Maison des jeunes et une femme était là, très sympathique, on a parlé de tout et de rien. J’avais 16 ans. Et puis elle me souriait alors je me suis dit vas-y, c’est le moment ou jamais. Et vous savez ce qu’elle m’a répondu ? « Tu en es vraiment sûre ? Tu n’étais qu’une enfant, peut être que tu confonds tes souvenirs. Essaie de ne pas y penser, tu te fais du mal et tu fais du mal à ton papa en disant de telles choses. » Elle a voulu que j’aille voir une dame pour « parler de mes problèmes », une psychologue qui allait m’aider à ne plus avoir de telles pensées. Elle a été gentille aussi, et elle m’a expliqué que mon père m’aimait beaucoup et que moi aussi je l’aimais beaucoup. Et puis elle m’a demandé si j’aimais ma mère, si des fois je n’avais pas envie de vivre toute seule avec mon père… Et finalement elle m’a dit que ce n’était pas si grave, que c’est en ayant de telles pensées qu’on apprenait la sensualité. Donc tout était normal ! Mais surtout, il fallait que j’arrête de raconter ça, car tout le monde ne serait pas aussi compréhensif envers moi que l’avaient été ces deux femmes… Alors j’en ai plus parlé. »[10].

Il est difficile d’expliquer à autrui l’emprise que l’agresseur peut avoir sur sa victime, la dualité entre peur, amour et admiration. « Le doute de l’entourage, qui est censé faire la justice va alors agir comme un second traumatisme, bien plus sournois que le premier[11] ». Le silence de la victime s’explique donc par une volonté d’auto-préservation, quelle que soit la forme qu’elle prend. Et cette auto-préservation est quasiment toujours liée à l’expression d’une autorité ou d’une domination de la part de l’agresseur – la victime est directement menacée, elle craint de ne pas être crédible, elle ne souhaite pas occasionner d’ennuis à son bourreau, elle ne peut poser des mots sur son expérience, elle ne la différencie pas d’un vécu habituel…[12]. Le silence vient seconder le pouvoir de domination, le renforcer. C’est pourquoi, lorsque les langues se délient, il devient plus facile pour celle qui s’enfermait de parler : les barrières sont déjà à moitié tombées, l’agresseur est descendu de son piédestal. Mais au même moment commence la seconde culpabilisation des victimes, dont la parole est toujours remise en question.

Emmanuelle Vacher pour ECPAT Belgique

[1] Claude M. Steiner, L’autre face du pouvoir, ISBN 2220037185, DESCLÉE DE BROUWER, 1995.

[2] Tel qu’expliqué par Agnès le Guernic dans Le harcèlement sexuel, une affaire de pouvoir et d’abus de pouvoir, Prévenir ou guérir http://www.prevenir-ou-guerir.org/actu/le-harcelement-sexuel-une-affaire-de-pouvoir-et-d-abus-de-pouvoir.htm

[3] Tel qu’expliqué par Pierre Potvin dans Débat de société : agression sexuelle, abus de pouvoir et relation homme-femme, http://pierrepotvin.com/wp/index.php/2017/11/04/debat-de-societe-agression-sexuelle-abus-de-pouvoir-et-relation-homme-femme/.

[4] Nos Pensées, Prédateurs sexuels, entre abus de pouvoir et silence, https://nospensees.fr/predateurs-sexuels-entre-abus-de-pouvoir-silence/.

[5] Garnier Catherine, « Abus sexuels : une sexualité indicible », Dialogue, 2011/3 (n° 193), p. 67-74. DOI : 10.3917/dia.193.0067. URL : https://www.cairn.info/revue-dialogue-2011-3-page-67.htm.

[6] http://www.lavenir.net/cnt/dmf20100910_006.

[7] Roman Pascal, Baron Hie, « Le silence et la révélation : violence sexuelle et souffrance du dire, au risque du clivage », Cahiers de psychologie clinique, 2004/2 (n° 23), p. 59-79. DOI : 10.3917/cpc.023.0059. URL : https://www.cairn.info/revue-cahiers-de-psychologie-clinique-2004-2-page-59.htm

[8] Ib.

[9] AULAGNIER, P. (1984), L’apprenti-historien et le maître-sorcier, Paris, PUF, p.276.

[10] Roman Pascal, Baron Hie, « Le silence et la révélation : violence sexuelle et souffrance du dire, au risque du clivage », Cahiers de psychologie clinique, 2004/2 (n° 23), p. 59-79. DOI : 10.3917/cpc.023.0059. URL : https://www.cairn.info/revue-cahiers-de-psychologie-clinique-2004-2-page-59.htm

[11] Geneviève Schmit, Coaching thérapeutique pour les victimes de manipulateurs pervers narcissiques, https://www.psycho-ressources.com/doc/1191LesTherapiesBrevesdanslecasdab.pdf

[12] Paul Mugisho, La victime d’abus sexuels face au silence, Abus et maltraitance de l’enfant, http://mugishopedopsychiatre.over-blog.com/2016/03/la-loi-du-silence-et-l-emprise.html.